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Causerie

C'était dimanche l'ouverture de la pêche. Et parmi tous les jours que contient le calendrier, je crois bien que celui-là est le plus passionnément attendu par le plus grand nombre de Français. L'art de tremper, dans l'eau de nos rivières, un fil qui a la prétention souvent illusoire d'être meurtrier aux poissons, est en effet le plus répandu de tous les sports.

J'allais dire le plus démocratique... Mais c'est une épithète qui ne suffira plus désormais à la pèche à la ligne. La voilà classée parmi les divertissements du "high life" , depuis que la duchesse d'Uzès, la vicomtesse de la Rochefoucauld et la marquise de la Ferronays lui ont apporté la consécration du faubourg St-Germain, en faisant partie du jury d'honneur qui a siégé dimanche à Paris, entre les ponts des Invalides et de l'Alma, sur les prés pavés qu'arrose la Seine, à l'occasion du troisième concours organisé par le syndicat des Pécheurs à la ligne.

Il y avait là des gens très chic, des cercleux, et aussi des députés parmi lesquels on a regretté vivement l'absence de l'honorable M. Goujon, que son nom désignait cependant par avance pour jouer un rôle en vue dans une solennité de la friture.

Mais cette défection n'empêche pas que l'assistance ait été une vraie salle de première et j'aurai tout dit, au point de vue de l'adhésion du " Tout Paris " élégant, quand on saura que M. Arthur Meyer en personne a daigné applaudir à la prise de la première ablette, capturée par une jeune fille de Montmartre, car nul n'ignore que la bulle sacrée pullule de pêcheuses...

Puisque îa duchesse d'Uzès et M. Arthur Meyer y étaient, la chose est donc officielle, incontestable et les gens du monde reconnaissent a la pèche à la ligne, dans le classement des jeux dont il est permis de parler au five o' clock, un rang égal à celui du crockett, du lawn-tenis ou du polo.

En un temps où les réformes populaires deviennent si difficiles, celle-là est à signaler. Elle assure la réhabilitation de l'asticot et du ver de vase, elle fait des joies si pures, — mais jusque-là si peu mondaines — de la pêche à la ligne, un divertissement admis par les salons ; elle décerne enfin, aux virtuoses de l'hameçon, des lettres de noblesse.

Je vois d'ici l'impression du bon pêcheur de la Guillotière ou de la Croix-Rousse qui lira ces lignes entre deux coups de la sienne, sur les berges de l'Ile- Barbe ou sous les frondaisons du pont de Collonges.

Il est à craindre qu'il ne ressente qu'avec tiédeur la marque d'intérêt et d'estime que vient de lui fournir l'aristocratie française. Et je l'entends dire, en suivant de l'oeil le trajet de son bouchon sur l'eau :

Tout ça, c'est très bien, mais ça ne fera pas « bicher » le goujon s'il ne veut point mordre !

En même temps que se disputait à Paris le concours de pêche à la ligne — qui s'est terminé par une pêche miraculeuse de cent vingt grammes de poisson pris en une heure par soixante-dix-neuf concurrents! — nous avions à Lyon le tournoi d'escrime organisé par l'Association des Etudiants. La fête fut charmante et fort bien ordonnée et les deux héros, entre tant d'artistes du contre-de-sixte et du coup droit, ont été notre compatriote le capitaine Coste el Greco, le maître d'armes italien.

Rien de plus passionnant qu'un assaut entre tireurs de cette force, — rien, sinon le duel, et le spectacle de Greco, se battant il y a quelques années avec son émule le fameux Pini, a dû exciter l'enthousiasme des amateurs d'armes et d'émotions.

Cependant, les duels de maîtres ou d'amateurs classés sont rarement tragiques. Les phrases d'escrime s'échangent entre eux classiques et brillantes, mais elles se terminent presque toujours par une légère égratignure ; il n ' y a que les ignorants ou les maladroits pour se blesser grièvement !

Dans l'histoire de l'escrime lyonnaise, on cite Lafaugère, le « tireur phénomène », qui enseignait à Lyon vers 1825, parmi les maîtres ayant eu un duel grave avec un confrère. Ce Lafaugère avait pour la peinture la même passion malheureuse qu'Ingres pour le violon, et Bertrand un escrimeur renommé du temps, professeur à Paris, s'en était moqué. Lafaugère fit le voyage de la capitale, et devant une centaine d'amateurs, un beau matin de printemps, au bois de Vincennes, il logea trois pouces de fer dans la poitrine de Bertrand, par une riposte de quarte demeurée célèbre. La « botte » de Lafaugère était plus sûre que la « botte de Nevers »...

L'escrime lyonnaise, on le voit, a ses annales et la séance de dimanche démontre victorieusement qu'elle n'est pas à la veille de déchoir.

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